L’histoire de la création de ce ballet est quelque peu inusitée. En 1991, à l’aube de la nouvelle ère postsoviétique, Boris Eifman mettait en scène un ballet en un acte sur la musique du Requiem de W. A. Mozart, une parabole philosophique explorant le mystère insondable de la vie humaine.
Plus de vingt ans plus tard, Eifman – un artiste sur le qui-vive en quête d’un nouveau langage de danse toujours plus expressif – revisite cette production pour créer une œuvre de grande envergure. En remaniant en grande partie la partition chorégraphique, Eifman ajoute un acte supplémentaire au ballet. Il s’inspire du poème Requiem d’Anna Akhmatova, une célèbre femme de lettres russe du XXe siècle, sur le Quatuor à cordes No 8 de Dmitri Chostakovitch, dédié « à la mémoire des victimes du fascisme et de la guerre ».
La première du ballet de l’Eifman Ballet Théâtre a lieu le 27 janvier 2014 au Théâtre Alexandrinsky de Saint-Pétersbourg et marque le 70e anniversaire de la levée complète du siège nazi de Léningrad– un grand jour, symbolisant le triomphe de la vie sur les forces du mal et de la destruction. La musique est alors interprétée par l’Orchestre de chambre Les Virtuoses de Moscou (directeur artistique et chef principal : Vladimir Spivakov) et le grand chœur Masters of Choral Singing. Vétérans de la Seconde Guerre mondiale, défenseurs et habitants de Leningrad assiégés comptent parmi les premiers spectateurs du spectacle.
Dans les mots de Boris Eifman, « chaque fois que je relis Requiem, je suis profondément bouleversé par l’amertume de la douleur qui est palpable dans la poésie d’Anna Akhmatova. Les images horribles des années « furieuses » de la terreur stalinienne me submergent encore et encore. De longues files de personnes, enterrées vivantes, transies à faire la queue aux portes de la prison.... Dans le poème d’Anna Akhmatova, le cri angoissé d’une femme qui a traversé une véritable épreuve fait écho aux gémissements de milliers de mères et d’épouses affligées. Cette symphonie de la désolation continue de résonner en moi. La douleur sacrée ne s’apaise pas. »
« La souffrance humaine est infinie. Mais la vie dissimule en elle la continuation divine de l’existence célébrée avec génie par Mozart dans son Requiem. En l’écoutant, je sens le souffle de l’éternité. Les préoccupations et les appréhensions disparaissent et je m’imprègne profondément du sentiment d’un mystère cosmique. »
« D’où venons-nous ? Pourquoi suis-je en vie ? Qui je suis ? Je sollicite ma mémoire. La mémoire initie au monde une jeunesse vulnérable, ravive les épreuves de la maturité et les frustrations de la sénescence. Tant d’inimitiés, de calomnies et de violence restent gravées dans mes souvenirs... et autant de moments de bonheur et d’amour ! »
« La détresse, le désespoir et l’espoir sont ancrés en moi, en nous tous. Et la tristesse se fond dans l’hymne à la vie de Mozart. »
À propos du poème d'Anna Akhmatova
Requiem est un poème cyclique témoignant de la souffrance du peuple sous La Grande Terreur. Il a été rédigé sur trois décennies, entre les années 1935 et 1961.
La poète attendit pendant des mois aux portes de la prison de Leningrad, aux côtés d'autres femmes qui attendaient désespérement d'apercevoir ou d'obtenir des nouvelles de leurs pères, leurs frères et leurs fils dérobés à elles par la police secrète de l’état. Requiem nous fait plonger au coeur de ce monde d'agonie et de douleur, qui fut celui d'Akhmatova suite à l'arrestation de son mari et de son fils.
Boris Eifman, Directeur artistique du Eifman Ballet de Saint-Pétersbourg